Le train de 9h20
Histoires à choix multiples
Chapitre I : Basile
Chapitre II : Patrock
Chapitre III : Juliette
Chapitre IV : Vincent
Chapitre V : Céleste
Chapitre VI : Marie-Claire
Chapitre VII : Didier
Chapitre VIII : Aldo
Chapitre IX : Clément
Chapitre VII
Didier
8h20
Il est resté les yeux ouverts toute la nuit (cf. note 1). Parce qu’il était heureux. Heureux d’être dans trois heures à Milan, de revoir sa mère et Sophia, de déambuler dans la ville. Sa ville.
Son train part à 9h20 de la gare de Lyon, il y sera en 15 minutes. Il pense à son travail qui le mine, à ses collègues qui le méprisent, Il pense à tout ce qui ne va pas dans sa vie. Il essaie de trouver ce qui lui fait du bien, un baume, quelque chose qui le remue, rien, il ne trouve rien.
Mais là aujourd’hui il est content.
Parce qu'il part là où on l’aime, on le connaît et le respecte pour ce qui l’est.
8h30
Il attend que son café refroidisse, après c’est comme d'habitude.
Jamais il ne court. Mais il va vite.
8h45
Il cherche ses clés partout, impossible de les trouver, il s’en veut.
C’est pas possible, juste aujourd’hui, ses clés ne sont pas à leur place. Ça ne lui était jamais arrivé.
VII. 1. Il est l’heure de partir, l’appartement est un bazar.
VII. 2 Il se répète : ça ne m'est jamais arrivé...
VII.3 Le téléphone sonne.
VII. 1
Il est l’heure de partir, l’appartement est un bazar. Lentement il dit tout bas : je m’en fous.
Il claque la porte tranquille, évite l’ascenseur et se retrouve tout seul dans la rue.
9h10
Il est sur le quai, tout va bien, il ne lui manque rien.
Il pense à sa porte, pendant huit jours tout le monde va pouvoir entrer.
Et il s’en fout, vraiment. Sa désinvolture le surprend et il se demande pourquoi.
Il monte dans le train.
9h20
Il est assis, côté fenêtre, le train démarre, et il pense.
« je suis capable de ne jamais revenir »
Oui, il peut.
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VII. 2
Il se répète : ça ne m'est jamais arrivé, jamais.
Les clés sont là, toujours, dans la boîte bleue du meuble de l'entrée, et là, justement aujourd'hui, aujourd'hui où il est content, aujourd'hui où il part à Milan, les clés ne sont pas là.
Il caso non existe, dirait sa mère.
Le hasard n'existe pas.
C'est un signe, sûrement, certainement, mais de quoi ?
Il cherche un sens à tout ça.
Ses clés aussi, encore, vaguement.
Il est 9h10, il sait qu'il n'a plus le temps.
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VII. 3
Le téléphone sonne.
C’est Sophia et sa voix de miel.
Elle rit et lui rappelle que sa voisine a son double de clés et qu’est-ce qu’on s’en fout, qu’elle a réservé une table à la trattoria de Vincente pour le soir même, que la saison est au poulpe, qu’elle a mis sa robe jaune, celle de leur voyage à Santa Lucia, que Milan n’a jamais été aussi belle et que les cris des enfants qu’elle entend dans la rue par sa fenêtre ressemblent à des piaillements d’oiseaux d’été. Que le dernier Wim Wenders est un rêve, qu’elle va économiser pour partir au Japon tester leurs pissotières, qu’elle attend sa peau pour le toucher, et que madame Paula, la petite dame du 10, celle au bouton poilu sur le menton, mériterait de gagner au loto tellement elle est un ange pour tout le quartier.
Il lévite et a depuis longtemps claqué la porte. Il l’entend chanter dans ses écouteurs jusqu’à la gare et reconnaît en fond le son du couteau sur la planche de bois usée de sa cuisine. Il respire l’ail et les herbes du jardin, la minestrone et le citron confit en grimpant dans le train.
Il l’entend. Et il la voit.
Sophia, sa boussole. Son guide.
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Notes sur le texte :
Note 1 :
Les nuits de Didier n’étaient pas vraiment des nuits. En tout cas pour le nombre de nuits qu’il était censé avoir vécu. Didier vivait ses nuits. Il les incarnait. Plusieurs spécialistes du sommeil s’étaient penchés sur les nuits de Didier. Il faut au lecteur imaginer Didier petit. Didier parmi les petits Eric, parmi les petites Patricia. Didier n’avait aucune raison de se comporter autrement que comme un petit enfant de son âge. Mais Didier, le poids de Didier, de ce prénom déjà avachi, déjà merveilleusement usé, inlassablement fatigué, l’avait contraint à s’adapter. Didier passait donc ses premières nuits à comprendre. Comprendre ce choix. Essayer de le prononcer autrement. Se concentrer pour s’entrainer à ne pas se reconnaitre. Identifier un autre prénom proche du sien pour préparer le changement en douceur, trouver un autre embarrassé pour faire alliance. Ses premières insomnies passèrent inaperçues. Biberons, couches, naissance de sa sœur. Les cinq premières années de sa vie durant, Didier n’eut pas à trouver d’alibi. C’est au CP que les cauchemars débutèrent. Et avec eux tout un tas de numéros de simulations, de déambulations, de fuites urinaire, de bruits, certains de gorge, d’autres inconnus. Les vacances étaient paisibles. Juste le temps que ses parents reprennent espoir, et un peu d’amour pour Didier. A la rentrée, cela repartait de plus belle. Somnambulisme, épilepsie, terreurs nocturnes. Aucune de ses hypothèses ne convenait au sommeil de Didier. Didier était heureux la nuit. Didier aimait tous les autres Didier, qui, la nuit, ne s’appelaient pas Didier.